Comprendre la douleur : épisode 3 – Quand le système dysfonctionne
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Cet article s’inscrit dans notre série “Comprendre la douleur”.
Lire l’épisode 1 : Comprendre la douleur : une clé essentielle à sa gestion
Lire l’épisode 2 : Comprendre la douleur chronique : épisode 2 – le rôle du cerveau
“Il n’y a rien sur les imageries, comment est-ce possible ? Je n’invente pas ma douleur !”
“On m’a dit que les examens étaient normaux, ils sont forcément passés à côté de quelque chose !”
“J’ai mal tout le temps, même quand je ne fais rien”.
“J’ai mal partout, il n’y a plus un seul endroit de mon corps où je n’ai pas mal”.
“Au fur et à mesure, j’ai de plus en plus mal, le moindre petit mouvement fait terriblement mal”.
Tant de phrases évocatrices…
Pour rappel, la douleur, c’est votre cerveau qui vous dit qu’il y a danger. La douleur est la conséquence de l’appréciation que fait notre cerveau de notre état de sécurité : ce qui est dangereux fait mal. Si notre cerveau pense que nous sommes en sécurité, la douleur diminue. Butler et Moseley parlent de DEM (Danger en moi – DIM = Danger in Me en anglais) et de SEM (Sécurité en moi – SIM = Safety in me). Plus il y aura déséquilibre, plus il y aura exposition à des DEM au détriment des SEM, plus il y a de risques de ressentir de la douleur. Tout ce qui donne l’idée d’un besoin de protection va contribuer à la douleur.
La douleur est le résultat d’une analyse faite au sein de notre système nerveux. La réponse est propre à chacun, en fonction de multiples éléments.
Lorsque le cerveau juge qu’il y a danger, la douleur n’est pas la seule réponse possible. Il y a également : la fatigue, l’inflammation, le stress, ou la dissociation. Ce sont des réponses censées protéger à court terme. Malheureusement, elles sont mauvaises sur le long terme.
Rappel du fonctionnement de la nociception
Les stimulus désagréables peuvent activer des récepteurs appelés nocicepteurs. Ces récepteurs envoient un message de danger potentiel depuis la périphérie du corps jusqu’à la moelle épinière, par l’intermédiaire des nerfs. Ces signaux indiquent qu’il y a éventuellement des lésions tissulaires et qu’il faudrait peut-être réagir face à cela.
Ces nocicepteurs envoient ce signal à la moelle pour un traitement ultérieur. La moelle épinière, elle, analyse le message et peut décider d’envoyer ce message vers le cerveau ou de le bloquer à son niveau. C’est une sorte d’interrupteur.
La moelle peut agir comme un amplificateur qui augmente ou diminue le signal, faisant donc varier la quantité d’informations transmises au cerveau.
La moelle épinière peut modifier sa sensibilité, ainsi que la quantité de messages envoyés au cerveau, en fonction de ce qu’indique le cerveau : l’inhibition (diminution du volume) ou la facilitation (hausse du volume).
Cette image de Greg Lehman est très parlante.
Les nocicepteurs sont comme la vigie en haut du mât d’un navire : elle annonce ce qu’elle voit. Elle ne fait aucune différence entre un gros navire et un petit bateau. Elle prévient seulement qu’il y a une lueur à l’horizon et donne cette information à quelqu’un d’autre. Un supérieur hiérarchique prend alors une décision concernant ce qu’il faut faire. Ce capitaine sera influencé par la localisation du bateau, les ordres de l’état major et le déroulement de précédents événements. Tout comme la douleur !
Lorsque la moelle décide de distribuer le message et qu’il arrive au cerveau, ce dernier va analyser le message et juger, au vu du contexte, s’il y a danger ou non et quelle conduite tenir.
Exemple : lorsque vous restez longtemps assis, les nocicepteurs de vos fesses s’activent et envoient un signal. Le cerveau analyse le signal, vous fait bouger, vous lever et les nocicepteurs se taisent.
Reprenons l’image de Greg Lehman sur son navire.
Reprenons l’analogie de la vigie sur son mât : c’est comme si elle disait au second de l’équipage qu’il y a une lueur à bâbord. Le second avertit le capitaine qui décide ensuite d’ignorer l’information ou de changer la direction du bateau.
De temps en temps, le second de l’équipage peut prendre une décision : en parler au capitaine ou ignorer totalement cette information.
Cette décision dépend de nombreux facteurs. Si le capitaine a prévenu le second qu’il était possible de croiser des pirates dans cette zone, il est fort probable que le second transmette l’information au capitaine. De même, si le second est nerveux, s’il a déjà commis une erreur dans le passé en ne signalant pas un problème, ou s’il ne se sent pas très rassuré, il est probable qu’il envoie beaucoup d’informations au capitaine.
Le dysfonctionnement, la sensibilisation centrale
Si le cerveau reçoit de nombreux signaux de danger, il apprend à amplifier le danger, notre système nerveux se sensibilise. On appelle ce phénomène : sensibilisation centrale ou potentialisation à long terme.
Le système nerveux central passe d’une certaine manière d’un mode « suppression des signaux douloureux » à un mode « augmentation de ses réponses à un stimulus afférent ». (Daens)
Les voies de traitement de la douleur se modifient :
– modification des neurones signalant la nociception,
– modification de l’hyperexcitabilité des capteurs ou des synapses,
– activité accrue des voies facilitatrices de la douleur.
La sensibilisation est également le résultat d’un dysfonctionnement des voies descendantes inhibitrices de la douleur entraînant une difficulté à diminuer les messages entrants et une altération du traitement sensoriel dans le cerveau.
La moelle épinière est finalement un lieu de traitement où les choses peuvent s’emmêler. Si le cerveau a activé le mode danger et a demandé que tous les signaux lui soient rapportés, la moelle peut confondre la nociception avec d’autres types de signaux, moins importants, tels que la pression, le toucher. Une simple pression peut alors être transmise comme nociception et le cerveau peut y répondre par de la douleur, en fonction du contexte.
De nombreux facteurs peuvent entrer en compte. Si la dernière fois que vous vous êtes tordus la cheville, l’entorse a été importante et la douleur terrible pendant plusieurs mois, réduisant votre vie sociale, etc, le cerveau va peut-être décider que le moindre signal nociceptif provenant de cette cheville, même bénin, doit lui être envoyé pour qu’il y réponde éventuellement par de la douleur pour vous protéger. La moëlle épinière va alors jouer le rôle d’amplificateur « Ah oui, il m’a dit de mettre ce type de messages en priorité ! ». Le cerveau va lancer l’alerte, envoyer de la douleur, peut-être même de l’inflammation, pour une torsion minime, voire même inexistante, qui n’aurait pas dû provoquer tous ces mécanismes.
Grisart et Berquin utilise l’image de l’alarme anti-intrusion pour expliquer la sensibilisation centrale.
C’est un peu comme si l’alarme de votre maison se déclenchait quand les volets de vos fenêtres tremblent sous l’effet d’une bourrasque de vent, alors qu’elle est initialement prévue pour réagir à l’intrusion d’une personne.
Tous ces mécanismes sont bien sûrs totalement inconscients !
La sensibilisation centrale est influencée par l’irritation continue des tissus (nociception) mais également par d’autres facteurs de notre vie potentiellement facteurs de « danger » : le stress, le manque de sommeil ou le sommeil non récupérateur, le catastrophisme, la peur ou l’anxiété.
Reprenons une dernière fois l’image de Greg Lehman et son navire.
Si le cerveau/capitaine décide de prendre en compte l’information transmise par le moussaillon, il peut demander à ce dernier d’être hyper-vigilant, imposer à la moelle épinière/le second de lui envoyer systématiquement les messages, ordonner aux mécaniciens d’augmenter la vitesse du bateau et enfin réclamer que le barreur change de cap. Heureusement, le capitaine peut aussi relativiser l’importance d’une information.
Elle ne vaut peut-être pas le coup de s’inquiéter autant et de générer de la douleur. Le capitaine peut ainsi envoyer un message d’inhibition de la nociception, disant au second «ne vous inquiétez pas pour ces lumières, nous connaissons le problème et il n’y a pas besoin de protéger le bateau outre mesure ».
Ce qui peut arriver en cas de douleur persistante,
c’est le fait que le capitaine et son équipage restent en état d’alerte.
Ils peuvent avoir passé la zone infestée de pirates où la vigilance (et la douleur) était de mise. Pourtant, la peur d’être à nouveau confrontés aux pirates persiste et le bateau reste en état d’alerte. Cette sensibilité et cette douleur (qui ont été mises en place dans un but de protection) persistent, malgré que le bateau n’ait plus besoin de cette protection, et peuvent alors devenir néfastes.
Finalement, avec le temps, nous devenons capable de générer plus de douleur. Cette sensibilisation peut se produire de manière centrale (en lien avec le cerveau et la moelle épinière) ou de manière périphérique (les nocicepteurs deviennent plus sensibles et s’activent plus facilement) ou les deux.
Il n’existe pas un seul mécanisme qui déclenche ce phénomène de sensibilisation, c’est un ensemble de facteurs déclencheurs et de facteurs de maintien qui produisent un changement dans tout le système somato-sensoriel.
Dans un état de sensibilisation centrale, une entrée normale (un peu de nociception en provenance du corps) conduira à une large augmentation de cette nociception à mesure qu’elle progresse au travers du système nerveux. L’entrée est petite et normale, mais conduit à une sortie exagérément importante.
La sensibilisation centrale se traduit souvent cliniquement par une allodynie et/ou une hyperalgésie.
L’allodynie est le fait de ressentir de la douleur suite à un stimulus anodin, inoffensif, qui ne devrait pas engendrer de la douleur.
L’hyperalgésie est le fait de ressentir une douleur exagérée suite à un stimulus douloureux. Ce stimulus ne devrait pas occasionner autant de douleur.
Mais la sensibilisation centrale, c’est également l’amplification des messages sensoriels : les sons, la lumière, les odeurs, le toucher léger … Ce qui entraîne hyperacousie, intolérance à la lumière, ne plus supporter les frottements des vêtements, par exemple.
Lorsque se produisent ces phénomènes de sensibilisation centrale, la douleur perd son utilité en tant que système d’alarme. La douleur devient chronique et invalidante.
La douleur chronique est l’une des plaintes les plus fréquentes des personnes atteintes de SED/HSD, en particulier de SEDh et HSD.
Les signes qui font penser à un système nerveux central sensibilisé
– On vous a parlé de « fibromyalgie », « syndrome de fatigue chronique », « syndrome myofascial », « syndrome douloureux », …
– Votre douleur persiste. Vous avez souffert d’une entorse, d’une luxation, ou autre blessure, vos soignants vous indiquent que la lésion est cicatrisée depuis longtemps, pourtant la douleur persiste.
– Votre douleur s’étale. Vous ne comprenez pas pourquoi vous avez mal dans des parties du corps non concernées par vos troubles habituels.
– Votre douleur s’aggrave. Plus le cerveau répond à des stimuli par de la douleur, plus il devient rapide et performant à cet exercice. Plus le système d’alarme est activé, plus les modifications du système nerveux entraînent une augmentation de la fréquence des messages de danger. D’où l’augmentation de la douleur.
– De nombreux mouvements (même minimes) vous font mal.
« Chaque augmentation de sensibilité du système d’alarme diminuera la quantité de mouvement réalisable avant que le système d’alarme ne vous empêche d’aller plus loin » (Butler et Moseley).
S’il reste encore de l’inflammation dans les tissus, la sensibilité des capteurs nociceptifs est elle aussi augmentée et cela réduit encore plus la quantité de mouvement réalisable sans douleur.
– La douleur devient imprévisible. Elle change d’un jour à l’autre, d’un moment à l’autre, vous empêchant de faire une activité que vous faisiez sans problème la veille. Des pics douloureux peuvent apparaître soudainement, sans raison apparente. Cela montre que les tissus ne sont pas seuls en cause dans la douleur.
Il existe un temps de latence entre l’apparition de la douleur et l’activité, plusieurs heures, voire plusieurs jours. C’est une caractéristique typique d’un système nerveux central sensibilisé.
– La douleur devient liée à vos pensées et vos sentiments. Vous vous sentez abattu ou contrarié et votre douleur augmente. Vous êtes occupé ou heureux et votre douleur diminue.
La sensibilisation centrale dans les SED/HSD
Pour ceux qui souhaitent aller plus loin.
Les premiers rapports concernant la sensibilisation centrale ont émergé d’études indiquant des preuves d’hyperalgésie généralisée chez personnes atteintes d’un SED/HSD. Rombaut et al. (2015) ont été les premiers à signaler la présence d’hyperalgésie, également dans des zones asymptomatiques (hyperalgésie secondaire généralisée). Di Stefano et al. ( 2016 ) ont également trouvé une hyperalgésie au froid et à la chaleur. Scheper et al. (2017) ont fourni des preuves de l’apparition de l’hyperalgésie généralisée dans l’enfance, chez 43 enfants/adolescents atteints de SEDh/HSD, et suggèrent une implication du système nerveux central dans le développement de la maladie chronique.
Pour le moment, la recherche sur l’augmentation de la facilitation endogène de la douleur et/ou la réduction de l’inhibition, mécanismes sous-jacents à la sensibilisation centrale, est rare dans le SEDh et le HSD. À ce jour, seules trois études publiées ont évalué la facilitation de la douleur (Benistan et Martinez, 2019 ; Di Stefano et al., 2016 ; Leone et al., 2020).
Selon Benistan et Martinez (2019), la douleur généralisée est plus fréquente chez les patients ayant de longs antécédents de douleur, 11 ans versus 6 ans. Cela pourrait s’expliquer par des modifications à long terme du système nerveux (développement de la plasticité synaptique dans les neurones du système nerveux périphérique et central), observées en cas de douleur intense et répétée mais pourrait être une conséquence de la stimulation continue des nocicepteurs périphériques par des médiateurs libérés de la Matrice Extracellulaire défaillante.
L’hyperalgésie diffuse est donc clairement une étape de plus dans l’évolution du SEDh.
L’hypermobilité et les altérations des tissus mous pourraient avoir une influence importante sur les entrées sensorielles et le traitement du système nerveux central.
Leone et al. (2020) indiquent, chez 22 personnes SEDh, un déficit du contrôle endogène inhibiteur de la douleur. Les patients atteints de SEDh présentent une diminution de l’inhibition et des capacités de sommation accrues. La sommation temporelle, c’es-à-dire une stimulation nociceptive répétée (mécanique ou thermique), produit une douleur qui augmente avec la répétition et qui persiste une fois la stimulation terminée (hyperalgésie dynamique).
Malfait et al. (2021) émettent l’hypothèse que la stimulation continue des terminaisons nociceptives périphériques qui innervent les tissus, endommagés par des médiateurs libérés par la matrice extracellulaire désorganisée observée dans le SED, entraîne une altération de la transcription des gènes et de l’expression des protéines dans le système nerveux. Ces changements moléculaires et/ou cellulaires peuvent entraîner une activation répétée ou chronique des nocicepteurs, une vulnérabilité accrue des nerfs périphériques à l’étirement ou à la pression et induire des changements de neuroplasticité, contribuant à la sensibilisation mais également à la génération et le maintien de la douleur chronique. Cette hypothèse reste cependant à prouver par des données expérimentales.
Les prochains épisodes
Pourquoi nous vous expliquons tout cela ?
Si l’on comprend que le cerveau a un impact important sur le dysfonctionnement de la douleur, il est possible de moduler certains aspects, de mettre en place des stratégies pour moduler cette douleur, réhabituer nos systèmes d’inhibition à fonctionner. Toutes ces notions étant complexes, il nous faudra encore plusieurs épisodes pour tout vous expliquer au mieux. Prenez le temps d’intégrer les notions des épisodes 1, 2 et 3. Le prochain arrive dès que possible.
Pour les professionnels de santé, une catégorie “Neurosciences de la douleur” a fait son apparition dans notre espace professionnels (accessible sur simple demande par mail). Vous pouvez d’ores et déjà y retrouver des documents très intéressants. Cette catégorie sera étoffée au fur et à mesure.
Sources
– Bénistan, K., & Martinez, V. (2019). Pain in hypermobile Ehlers-Danlos syndrome: New insights using new criteria. American journal of medical genetics. Part A, 179(7), 1226–1234.
– Butler, D et Moseley, L. (2021). Expliquer la douleur. Noigroup Publications.
– Daens, S. (2020). Apprivoiser le Syndrome d’Ehlers-Danlos. Gersed Belgique
– Grisard, J. et Berquin, A. (2017). La douleur ne me lâche pas. Editions Mardaga
– Haines, S. et Standing S. (2018). La douleur, quelle chose étrange. Editions ça et là.
– Lehman, G. (2017). Recovery Strategies. Programme de rétablissement. Traduction française
– Leone, C. M., Celletti, C., Gaudiano, G., Puglisi, P. A., Fasolino, A., Cruccu, G., Camerota, F., & Truini, A. (2020). Pain due to Ehlers-Danlos Syndrome Is Associated with Deficit of the Endogenous Pain Inhibitory Control. Pain medicine (Malden, Mass.), 21(9), 1929–1935.
– Malfait, F., Colman, M., Vroman, R., De Wandele, I., Rombaut, L., Miller, R. E., Malfait, A. M., & Syx, D. (2021). Pain in the Ehlers-Danlos syndromes: Mechanisms, models, and challenges. American journal of medical genetics. Part C, Seminars in medical genetics, 187(4), 429–445.
– Winckler, M. et Gahagnon, A. (2019). Tu comprendras ta douleur. Editions Fayard
Merci. Grâce à vos articles sur la douleur j’ai compris ce que je subis depuis une mauvaise chute.
Je souffre d’hypersensibilité. Pour la 2ème fois je vais être traitée à la kétamine. La 1ère fois, je n’ai pas ressenti d’amélioration. J’espère que ce sera le contraire cette semaine.
Allez vous faire un article sur les traitements de la douleur et, notamment, celle conséquente à
l’hypersensibilité ?
Bonjour. Oui, un article est prévu de longue date, mais le sujet est tellement complexe que le manque de disponibilité le retarde… Nous distillons beaucoup de conseils sur notre groupe facebook sur ce sujet, n’hésitez pas à le rejoindre en attendant : Groupe SED’in VIVO
Bonjour, des douleurs au niveau des tissus des organes internes (tractus digestif) sans cause organique, peuvent-elles être induites par des troubles psychiques/mentaux (stress incontrôlé, angoisses non conscientisées, dépression…)
Merci pour votre retour.
Bonjour, je ne suis pas en capacité de répondre à votre question. Je vous encourage à vous rapprocher de votre médecin et/ou de votre algologue.